Le succès des livres d'Andrea Camilleri, régulièrement en tête des
best-sellers en Italie, repose en bonne part sur leur langue, cet «italien
sale» comme il l'appelle, où s'entremêle l'italien et le dialecte
sicilien. Jamais il n'a voulu ajouter de lexique à la fin de ses ouvrages. «J'ai
beaucoup de lecteurs notamment au nord du pays et, pour eux, c'est comme un jeu
que de découvrir petit à petit le sens de mots siciliens à première vu
abscons», explique volontiers le père du désormais célèbre commissaire
Salvo Montalbano (1) de Vigàta, petite ville imaginaire du sud de la Sicile qu'il
a aussi immortalisé dans de grinçantes chroniques toutes situées à la fin du
siècle dernier. L'une d'entre elles, la Concession du téléphone (2),
hilarant récit épistolaire évoquant Courteline et Kafka, montre comment la
vie du très respectable Filippo Guenardi, honorable commerçant en bois,
basculait après une lettre au préfet pour demander une ligne de téléphone
encore inconnu à Vigàta en 1892. Dans la même veine, la Saison de la
chasse est un vaudeville ricanant, plein d'amours et de vengeances autour du
retour au pays de Fofo La Matina, venu ouvrir une pharmacie. C'est l'un des
livres où l'imagination linguistique de Camilleri se déchaîne le plus. Pour
la première fois, la traduction restitue pleinement ce «sentiment d'étrangeté
familière» que ressent le lecteur transalpin face à l'Italo-Sicilien de
l'original.
«Il fallait essayer de reproduire ce croisement entre une langue sentie
comme la norme dominante, fixée et codifiée, élégante et admirée et un
parler non officiel, fortement expressif, autorisé de sa seule tradition»,
souligne Dominique Vittoz dans une postface. Elle a choisi de mêler le français...
et le lyonnais. Un choix par élimination. Les parlers du Midi avaient déjà été
trop souvent utilisés dans le doublage des films italiens. «Pagnol ne
serait jamais loin de l'esprit du lecteur français, orientant abusivement sa découverte
de l'univers de Camilleri», souligne la traductrice qui, vivant dans
l'ancienne capitale des Gaules, a pris ce dialecte qu'elle connaît bien. Cela
fonctionne à plein après une petite gêne initiale chez le lecteur, submergé
de prime abord par une avalanche de mots étranges comme «apincher» à
la place de «regarder» pour traduire le très sicilien «taliare»
qui, dans l'original, remplace «guardare». Moins téméraire que
Camilleri, la traductrice a néanmoins ajouté un «glossaire de parler
lyonnais» au volume. Seuls les lecteurs les plus paresseux y auront recours.
Les autres, comme en VO, découvriront peu à peu le sens des mots grâce à la
diversité des contextes. Ce n'est pas seulement un jeu. Le mélange de la
langue est essentiel chez Camilleri, qui aime à répéter, citant Pirandello:
«L'italien est la langue du concept et de la raison, le dialecte celle du
sentiment.»
(1) La Forme de l'eau et les autres aventures du commissaire
Montalbano ont été publiées au Fleuve Noir et traduites par Serge Quadruppani.
(2) La Concession du téléphone, Fayard, traduit par Dominique Vittoz.
ANDREA CAMILLERI
La Saison de la chasse
Traduit de l'italien par Dominique Vittoz. Fayard, 230 pp, 110 F (16,77 euros).
Marc Semo