Le soir, 27.2.2002
Andrea Camilleri: sa langue est sa pensée
Foire du livre de Bruxelles
Il n'est pas toujours besoin de courir au bout du monde pour commencer
à écrire dans une langue autre que la sienne. Exemple: Andrea
Camilleri, auteur de polars mettant en scène le commissaire Montalbano
et d'autres ouvrages historico-policiers savoureux. Sicilien, Camilleri
situe toutes ses histoires du côté de Vigata, petite ville
imaginaire de Sicile. Ses personnages s'expriment en italien, en sicilien,
en une langue inventée par l'auteur lui-même et dans différents
autres dialectes du pays selon leur région d'origine.
Dans l'ouvrage d'entretien qu'il vient de publier aux éditions
Fayard avec le journaliste Marcello Sorgi, il cite une petite anecdote
pirandellienne: «Que se passe-t-il quand un Florentin rencontre un
Sicilien? Chacun pense dans son propre dialecte, puis, pour parler, ils
se mettent d'accord et traduisent. Mais ce qu'ils pensaient s'affaiblit
dans la traduction.»
Désireux de ne pas affadir ses personnages, Camilleri les fait
donc tous parler dans leur propre langage. Pour moi, le dialecte - il
vaudrait mieux dire les dialectes - est l'essence véritable des
personnages, explique-t-il à Marcello Sorgi. A cet égard,
l'anecdote de Pirandello que je vous ai rapportée tout à
l'heure est révélatrice. Dans le roman historique, un certain
travail de recherche est indispensable: si je dois parler d'un paysan sicilien
du XVIIIe siècle, j'ai besoin de savoir comment il parlait de son
temps. Et, tandis que je cherche à le comprendre, le personnage
prend forme: il naît, en quelque sorte, des mots qu'il doit prononcer.
Et Camilleri de poursuivre en démontant la personnalité
de chaque dialecte: On découvre des différences très
fortes entre les langues, les dialectes. Le vénitien, par exemple,
est une langue naturellement théâtrale: pensez à Goldoni.
C'est la raison pour laquelle, parmi les metteurs en scène, on a
coutume de dire que n'importe qui peut monter «Arlequin serviteur
de deux maîtres». On peut en dire autant du milanais, et, d'ailleurs,
vous trouverez dans mes livres des
figures de fonctionnaires lombards qui parlent et raisonnent avec
la force et l'intensité d'un Sicilien. En revanche, prenez le génois,
c'est encore autre chose. Les Génois sont excessivement pudiques:
dans leur littérature, si on prend par exemple un grand auteur comme
Edoardo Firpo, on peut dire de lui qu'il est un pur poète lyrique.
Dans ses écrits, on ne trouve que des choses raffinées. Aussi
- et c'est ce qui m'est arrivé récemment -, on peut se trouver
en difficulté pour faire naître un personnage sanguin, terrien,
et le faire parler en génois. Surmonter des difficultés de
ce genre n'est pas simple. Car je ne veux pas, et c'est bien le problème,
m'adresser à quelqu'un qui connaît le génois, et lui
dire: «Tenez, voici le texte, traduisez-le.» Pour moi, cela
n'a pas de sens. J'ai besoin de construire le personnage dans son langage.
Et les deux hommes de résumer le lien entre langage et personnage:
Sa langue est sa pensée.
J.-M. W.