L'Humanité, 21.3.2002
L'italien, la langue Arlequin

"Un livre d'un écrivain italien traduit le mieux possible conserve fort peu de sa saveur originale, ou même pas du tout" écrivait Italo Calvino en 1965. Voilà de quoi effrayer dans un pays où l'italien a la place de parent pauvre dans l'enseignement des langues européennes. Mais pourquoi diable la tâche du traducteur de l'italien serait-elle irrémédiablement vouée à l'échec? Français et italien ne sont-ils pas tout proches? En fait l'italien vous fuit entre les doigts, clair comme de l'eau et tout aussi insaisissable. C'est une langue peu codifiée. Pas d'équivalent italien de cet irremplaçable outil qu'est le Bon usage de Grévisse. La seule grande grammaire italienne disponible en français, celle de Jacqueline Brunet, est à juste titre descriptive (et non normative), tandis que les usagers du français, à l'ombre sévère de leur Académie, vivent l'angoisse de la "faute de français". La maîtrise du français est bel et bien un enjeu national et nationaliste puisque, à mal le parler, on s'attire le qualificatif de "p'tit nègre". Ahmadou Kourouma dixit, et il en sait quelque chose. Bref, le français est sous haute surveillance et la richesse jouissive de l'argot en témoigne a contrario. La langue italienne, elle, a l'élasticité du caoutchouc. Elle a échappé à la logique de la norme en suivant une autre logique au cours de sa formation: celle de la diversité régionale. Le linguiste Nunzio La Fauci définit l'italien comme une langue grand-mère: les Italiens sont des petits-enfants qui parlent des variantes d'une ancêtre commune, parfois très différentes mais jamais étrangères l'une à l'autre. Il existe bien sûr un italien standard, affligeant, que Vincenzo Consolo, si attentif aux strates dialectaux de son italien de Sicile, qualifie vertement de "balbutiement envahi par des langages médiatiques qui n'expriment rien d'autre que la marchandise et la consommation" . Sa vraie langue, pour chaque Italien, est irriguée de dialecte qui coule encore souvent sans retenue. L'Italie de l'après-guerre en quête de modernité et bouleversée par les migrations de ses travailleurs l'a en partie occulté. Mais l'époque est finie où, comme le dit le narrateur de Montedidio, le dernier roman d'Erri De Luca: "nous ne parlions pas le napolitain. Nos parents se défendaient de leur pauvreté et de leur cadre de vie avec l'italien". Beaucoup d'écrivains italiens aujourd'hui opèrent des croisements décomplexés entre italien et dialecte.
L'énorme succès d'Andrea Camilleri en Italie lui vient peut-être avant tout de la langue métissée qui caractérise tous ses livres, polars ou non, fruit savoureux du libertinage linguistique qui, ailleurs, a engendré les créatures splendides de la créolité. L'Italie tout entière se régale de ses textes bourrés de termes siciliens obscurs hors contexte, mais dont les sonorités, d'une étrangeté familière, prennent leur sens de l'élan même de la phrase, pour le Vénitien comme pour le Gênois. Camilleri a fait la preuve littéraire que l'unité italienne n'est pas soluble dans un verre d'eau du Pô. Sur l'île voisine, Sergio Atzeni fait briller les aspérités du sarde dans des romans à haut concentré de lyrisme. Marcello Fois sait en utiliser la cantilène. Carmine Abate donne voix à l'arberesh, métissage longtemps banni, propre aux anciennes communautés albanaises de Calabre. Alessandro Perissinotto fait revivre le microcosme franco-provençal des vallées entre Savoie et Piémont. Avant eux, Pier Paolo Pasolini, Carlo Emilio Gadda, Luigi Meneghello, Luigi Malerba, avec des dosages divers, avaient recouru au patrimoine dialectal. Et parmi les meilleurs écrivains encore non traduits en France, on compte deux romancières qui puisent à pleines mains dans leurs trésors respectifs: pour Silvana Grasso le sicilien, pour Laura Pariani le lombard. La littérature italienne se fonde sur un plurilinguisme. Sa traduction en français est plus que jamais une chance pour notre langue de se redécouvrir autre.
Dominique Vittoz