Libération,
21.3.2002
Livres. Spécial Italie
Sans balise argot
Recettes pour faire entendre le bordel des dialectes qui tiennent lieu
de langage familier.
Difficile pour les Français, qui parlent grosso modo la même
langue de Metz à Rouen et de Lille à Toulon, d'imaginer qu'un
nombre non négligeable d'auteurs italiens, et parmi eux certains
des plus intéressants (le Sicilien Consolo, les Napolitains De Luca
et Montesano), pratiquent à l'écrit ce que les Italiens pratiquent
tous les jours à l'oral: ils mêlent à l'italien le
dialecte de leur région.
C'est loin d'être une nouveauté: les plus grands (Gadda,
Pavese, Pasolini) l'ont fait au cours du XXe siècle. Mais, depuis
quelques années, on voit le dialecte apparaître de plus en
plus fréquemment chez des auteurs comme le Sicilien Camilleri, le
Calabro-Albanais Abate ou le Sarde Fois. Avec plus ou moins de bonheur
bien sûr: le dialecte est parfois un procédé ou un
gadget. «En dehors de quelques exceptions comme Vincenzo Consolo
ou Erri de Luca, il y a beaucoup de bluff», affirme Jean-Paul Manganaro.
Quoi qu'il en soit, cet afflux du dialecte dans les romans récents
est aussi évident que surprenant. «La langue italienne a peu
évolué depuis le Moyen Age, avance Nathalie Bauer. Pour la
faire bouger, les jeunes auteurs utilisent les mots et les rythmes des dialectes, mais aussi de
l'anglais.» Et puis, ajoute Serge Quadruppani,
«il ne faut pas oublier que le dialecte tient lieu de niveau familier
de la langue, en l'absence d'un argot unifié».
A partir de là, reste à traduire. Quand un texte joue
de la juxtaposition du romain, du piémontais ou du sicilien avec l'italien, comment le faire passer dans une langue, le français,
où les dialectes ont disparu? «La nouvelle donne de la littérature
italienne nous oblige à sortir de notre réserve. Il faut
prendre un parti qui pourra être critiqué, il faut se mouiller. L'essentiel est de restituer la surprise et l'étrangeté qu'éprouve
le lecteur italien», estime Nathalie Bauer. De fait, presque toutes
les solutions ont été testées. «Pour les dialectes
du sud, j'utilise des régionalismes du sud (avec modération:
il ne faut pas transformer les personnages de Camilleri en personnages
de Pagnol)», explique Serge Quadruppani, qui fait aussi parfois «le
choix de la littéralité pour faire passer la saveur de la
langue».
Pour Camilleri, la Lyonnaise Dominique Vittoz a décidé
de «métisser le français littéraire, académique
et national avec ce que, depuis mon enfance, j'avais refoulé scrupuleusement
comme un infamant patois: le parler régional de Lyon... Je me suis
totalement refusée à inventer des mots ou à les déformer».
Aux Etats-Unis, William Weaver, le grand traducteur de Moravia, avait fait
un choix similaire. Pour restituer le romain de Ragazzi di vita (les Ragazzi)
de Pasolini, il avait utilisé le dialecte des Noirs américains.
Trente ans plus tard, il a reconnu que ça ne fonctionnait pas.
Jean-Claude Zancarini «essaie d'utiliser les différents
niveaux de langue, les décrochages à l'intérieur du
français standard». Autre solution, souvent efficace, l'argot,
qui n'existe pas en italien. Il y a aussi ce que Nathalie Bauer appelle
les «déformations poétiques». Pour traduire les
expressions sardes de Marcello Fois, elle invente des mots comme «cache-tête»,
«fauche-passants» ou «déjambé» qu'un
Français peut comprendre, de même qu'un Italien devinera le
sens d'un mot en napolitain ou en vénitien.
Quant à Jean-Paul Manganaro, il a adopté «depuis
un certain temps une méthode. Je retranscris la forme dialectale,
le napolitain par exemple, et j'en donne ensuite la traduction, qui peut
parfois mimer le napolitain». Quant à la traduction des choses
intraduisibles, «je l'ai faite sur L'Adalgisa de Gadda, où j'ai inventé un dialecte qui
n'existe pas en français et
qui était au plus près du lombard, mais on ne peut faire
systématiquement cette opération».
Natalie Levisalles