Libération - Cahier Livres 08.10.1998
Sur le dos de la porte de son appartement romain, il a accroché une corne de plastique rouge offerte par son libraire pour
conjurer le mauvais úil des jalousies. Il en a une autre ó en argent ó dans la poche. «J'y crois sans trop y croire, mais on ne
sait jamais», souligne Andrea Camilleri, superstitieux mais ironique, encore surpris de l'envahissant succès de son
personnage, le commissaire Salvo Montalbano, devenu le nouveau héros des Italiens, toutes générations et tendances politiques
confondues. Comme lui, il est sicilien de naissance. Et il le reste de passion, même après un demi-siècle dans la capitale. Comme son
policier désabusé, il aime le vin de l'île et les sarde beccafisso (sardines farcies), mais n'a guère d'illusions sur les hommes ou la
politique, bien qu' il garde le cúur à gauche. Et comme lui, il a dû se convaincre que «la vérité coïncide rarement avec la
justice». Sa gloire soudaine l'embarrasse. On l'arrête dans la rue pour donner des conseils matrimoniaux à son héros qui
semble se complaire dans son amour à distance avec la Génoise Livia. Il croule sous les lettres. Quand il parle dans les
librairies, il fait désormais toujours salle comble. «Un soir, une femme s'est approchée avec deux enfants
ensommeillés, me demandant de leur donner une caresse comme si j'étais Staline ou Padre Pio», raconte l'auteur de la Forme de l'eau, le
premier roman des aventures de Montalbano qui vient d'être traduit en français.
il y a encore un an, ce tranquille septuagénaire cinq fois grand-père, longtemps scénariste de la RAI (la télévision publique) et
metteur en scène de théâtre, était un romancier estimé mais plutôt confidentiel publié depuis une vingtaine d'années par la très
raffinée éditrice Elvira Sellerio de Palerme. Désormais, ses romans policiers sur la Sicile d'aujourd'hui et ses grinçantes
chroniques historiques sur celle de la fin du XIXe siècle encore déchirée par la toute fraîche unité italienne sont des
best-sellers. Tout au long de l'été, ses livres ont occupé seuls les six premières places des listes des meilleures ventes. Du jamais vu,
d'autant que la Mafia, évidemment omniprésente en toile de fond dans ses úuvres, n'en est pas le seul objet. Andrea Camilleri raconte
les délits sordides de province, les hypocrisies, les amours illégitimes, les politiciens véreux. Mais Cosa Nostra est toujours là,
comme dans la réalité sicilienne. L'auteur l'évoque surtout dans ses romans historiques. «Je ne comprends plus les codes de la
Mafia d'aujourd'hui», explique-t-il. Dans sa jeunesse, un mafieux lui avait résumé par une anecdote ce qu'était le pouvoir des
«hommes d'honneur» : «Si quelqu'un avec un pistolet me demande de m'agenouiller, je le fais, mais il s'agit seulement
d'un crétin armé. Un mafieux qui se respecte n'a pas besoin du pistolet pour arriver à ses fins.»
L'engouement populaire est né d'abord du bouche à oreille, sans battage publicitaire ni plateaux télé. Puis la critique a suivi sans
rancúur, presque unanime à saluer «l'émergence d'un auteur tout à la fois populaire et de qualité». Les plus enthousiastes
n'hésitent pas à comparer l'imaginaire mais combien véridique petite ville de Vigatà, dans le sud de la Sicile où se déroulent tous
les récits de Camilleri, «à la Macondo de Gabriel Garcia Marquez ou à la Yoknapatawpha de Faulkner». Après quatre
romans (1) avec le commissaire Montalbano, l'écrivain vient de publier un recueil de trente brèves nouvelles ó Un mois avec
Montalbano. «Je l'ai écrit pour avoir un peu de répit. Les personnages de série se transforment vite en tueur en série»,
explique-t-il, un peu excédé mais quand même reconnaissant à son héros d'avoir entraîné en tête des ventes ses autres livres
plus difficiles (2). Ainsi la Requête du téléphone, 30 000 exemplaires déjà épuisés, hilarant et tragique récit épistolaire
évoquant tout à la fois Courteline et Kafka, montrant comment la vie du respectable Filippo Genuardi, honorable commerçant
en bois, a basculé après une lettre au préfet pour demander une ligne de ce téléphone encore inconnu à Vigatà en
l'année 1892. Là, plus encore que dans ses polars, Camilleri invente une langue truculente et parodique ó un «italien sale», selon son
expression ó qui entremêle totalement italien et sicilien. Ces «sicilianismes» sans glossaire, a priori incompréhensibles hors de
l'île, ont au contraire passionné jusqu'à l'extrême nord de la péninsule les lecteurs, qui jouent à en découvrir le sens par
recoupement. D'où sa peur de la prochaine publication en français et en espagnol de ses livres, inévitablement privés de ce
foisonnement malgré le talent des traducteurs : Serge Quadruppani reconnaît d'ailleurs qu'on ne peut pas pleinement restituer au
lecteur français l'impression que Camilleri produit sur le lecteur italien.
«L'italien est la langue du concept et de la raison, le dialecte celle du sentiment», explique Camillieri, citant Luigi
Pirandello, cousin au premier degré de sa grand-mère Coralina, et comme lui originaire de
Porto-Empedocle, province d'Agrigente, à l'extrême sud de la Sicile, un littoral plat, dévoré par la spéculation, hébété de soleil face à la mer
d'Afrique. Il retourne dès qu'il peut dans sa maison natale, au centre-ville, à deux blocs de la mer. A quelques kilomètres de là, au milieu des
terres désormais en friche, se dressent les ruines de la grande villa de famille, avec sa véranda où trônaient jadis quatre
billards, ultime vestige de la richesse passée des grands-parents, propriétaires d'une mine de soufre ruinés au début du siècle par un
concurrent anglais. La villa de Pirandello, aujourd'hui transformée en musée, est à deux pas. Leonardo Sciascia, qui fut son ami,
naquit non loin de là, à Racalmuto. «Plus que pour ses écrivains, la province d'Agrigente est surtout connue pour avoir le
plus grand nombre d'aliénés mentaux par habitant», précise néanmoins Andrea Camilleri, un peu goguenard. Nombre
d'auteurs siciliens sont devenus écrivains sur le tard, comme le célèbre Giuseppe Tomasi de Lampedusa, auteur du
Guépard, Gesualdo Bufalino, ou l'oublié Antonio Pizzutto, policier puis vice-président d'Interpol transformé, la retraite venue, en auteur
de romans expérimentaux dans les années 50.
«nous, Siciliens, sommes capables de rester des années en plongée jusqu'à ce que les conditions soient bonnes pour
émerger», explique l'auteur atteint seulement maintenant par la gloire, même s'il a toujours noirci du papier. A peine
majeur, il publiait des poésies ó «Que celui qui n'en a jamais écrit me jette la première pierre» ó dans de prestigieuses revues
littéraires de l'après-guerre comme Inventario. Il voulait à tout prix quitter son île et passe le concours pour
l'école d'art dramatique à Rome. Scénariste, puis metteur en scène de théâtre, il a gardé un sens aigu du rythme, un don pour les dialogues
et un talent à créer des personnages bien typés comme Gégé, l'ami d'enfance de Montalbano ; petit truand et patron de bordel
clandestin, les autres sbires du commissariat, ou le juge fanatique de généalogie.
«Ils se présentent en parlant comme au théâtre, et de la télévision j'ai gardé l'habitude d'écrire plus par séquence que
par chapitre», revendique le père de Salvo Montalbano. Ses premiers romans, écrits avec l'encouragement de Leonardo
Sciascia qui lui présenta l'éditrice Sellerio, prenaient comme point de départ l'histoire locale. Puis il brodait, jouant de la forme
et s'amusant avec son sicilio-italien. Le polar a été pour lui d'abord un défi, un moyen de s'obliger à creuser les raisons des
choses. Camilleri reconnaît que dans son premier policier, la Forme de l'eau, Montalbano est une fonction et pas encore un
vrai personnage : «Pour lui donner de l'épaisseur, j'ai écrit le deuxième, et comme les lecteurs
aimaient, j'ai continué.» Le nom de son héros, par ailleurs fréquent en Sicile, est bien sûr aussi un hommage à Vazquez Montalban, qui est un de ses
auteurs préférés, plus d'ailleurs pour un roman comme le Pianiste que pour les enquêtes de Pepe Carvalho. Si le commissaire
Montalbano est aussi une bonne fourchette, il se goinfre moins que son homologue barcelonais. Et il est nettement plus chaste
que les privés nord-américains. «Mes polars sont un peu des fables, les rapports de Montalbano avec ses supérieurs ne
sont pas trop mauvais, et il s'entend bien avec les magistrats. C'est le travail du flic comme tout policier le rêve, et cela
explique ma popularité parmi eux.» Les juges ne sont pas en reste. Le procureur de Palerme Giancarlo Caselli, Piémontais
installé dans la capitale sicilienne et symbole de la lutte contre la Pieuvre, affirme que les aventures de Montalbano sont pour lui
un «guide culturel». Quand on fait remarquer à Camilleri que ses livres n'ont pas le pessimisme total de ceux de
Sciascia, il rétorque avec un sourire que les choses ont un peu commencé à changer en Sicile : «Avant, quand il y avait un crime dans
leur rue, les gens fermaient la fenêtre ; aujourd'hui, ils téléphonent à la police, même si c'est anonymement.»