Nouvel Observateur - N°1904
Andrea Camilleri
Le parrain du polar

Conteur-né, truculent, caustique, le créateur du commissaire Montalbano raconte la Sicile, sa Sicile, dans une langue qui n'appartient qu'à lui. Toute la Péninsule adore

L'Italie existe-t-elle ? Ou n'est-elle qu'une « expression géographique », comme disait Metternich ? Qu'y a-t-il de commun, mettons, entre un Palermitain et un habitant du Val d'Aoste ? Eternelles questions qu'un homme, un écrivain de 76 ans, Andrea Camilleri, illustre aujourd'hui dans ses réponses contradictoires. Oui, l'Italie existe, bien entendu. La preuve : le succès exceptionnel sur toute la péninsule de cet auteur à la vocation tardive qui fut longtemps scénariste à la RAI et metteur en scène de théâtre. Quelques romans savoureux situés à la charnière du xixe et du xxe siècle, et surtout une demi-douzaine de récits policiers qui ont pour héros son commissaire Montalbano (un patronyme sicilien pour un hommage à son ami l'écrivain catalan Manuel Vasquez Montalban, histoire de baptiser un flic qui descend par ailleurs en droite ligne du Maigret de Simenon) lui ont suffi, depuis 1997, pour vendre des millions d'exemplaires, avec parfois près de quatre ou cinq titres en même temps sur les listes de best-sellers. Un phénomène éditorial sans précédent en Italie. Tenez ! Le dernier de ses Montalbano, « la Voix du violon », qui vient d'être traduit en français, n'a pas fait moins de 250 000 exemplaires dès sa première édition. En bref, Andrea Camilleri est devenu une star à part entière. Un héros italien de notre temps.

Italien, d'ailleurs, est-ce si sûr ? Andrea Camilleri est d'abord sicilien. Hyperboliquement sicilien, même. Né à Porto Empedocle, dans la province d'Agrigente, à 150 mètres de la maison où naquit Pirandello et moins de 20 kilomètres de Racalmuto, fief de Leonardo Sciascia. « Mais plus que par ses écrivains, la province d'Agrigente est connue pour avoir le plus grand nombre d'aliénés mentaux par habitant », s'amuse-t-il à préciser. Bien entendu, notre auteur a pour source d'inspiration son île natale. Ou mieux : sa province. Ou mieux encore : sa ville de Porto Empedocle, rebaptisée pour l'occasion Vigatà. Soit qu'il en explore le passé, après avoir fouillé dans de vieilles chroniques, comme cette « Enquête sur les conditions sociales et économiques de la Sicile, 1875-1876 » qui, par une simple phrase piquée au hasard (le maire d'un petit village expliquant à l'enquêteur qu'il ne s'était rien passé de notable chez lui « mis à part un pharmacien qui a tué sept personnes par amour »), lui a inspiré sa savoureuse « Saison de la chasse ». Soit qu'il en dévoile la réalité contemporaine la plus brûlante avec les enquêtes de Montalbano.

Mais il y a plus. Camilleri est d'abord sicilien dans sa langue. Certes, il n'est pas le premier littérateur à avoir négligé le langage toscan, savant et unificateur, codifié par Dante, Pétrarque ou Boccace à l'aube de la Renaissance. Après tout, Goldoni a écrit de nombreuses comédies en dialecte vénitien, ou Pirandello en sicilien, sans oublier la pyro- technie dialectale d'un Carlo Emilio Gadda, et l'on en passe. Mais chez Camilleri, l'usage systématique d'un « italien sale » comme il dit, d'une langue qui n'est pas un pur sicilien (« seule l'aristocratie utilise encore le sicilien pur ») mais ce mélange d'italien et de dialecte qu'emploient la petite-bourgeoisie voire les paysans et les ouvriers, a contribué à enchanter, à émerveiller, à amuser, à dérouter, à intriguer, à époustoufler les Toscans et les Piémontais, les Romains et les Lombards, les Vénitiens et les Calabrais... Pour eux, il n'est certes pas facile de « lire » Camilleri (et malheur à ses traducteurs du monde entier, qui s'acharnent avec des bonheurs divers à trouver des équivalences... mais c'est une autre histoire ! ), ils doivent se frayer un chemin à travers le maquis sicilien de ses vocables souvent incompréhensibles, mais leur délectation est à ce prix. Camilleri aime à rappeler à ses interlocuteurs cette remarque de Pirandello : « L'italien est la langue du concept et de la raison, le dialecte celle du sentiment. »

Son succès phénoménal aujourd'hui ne s'explique pas autrement. Ce n'est pas tant sa vocation tardive de romancier, son image de bon vivant ou de gastronome, sa posture d'intellectuel engagé, le fait qu'il fut le premier Italien, autrefois, à monter au théâtre « Fin de partie » de Beckett, qui ont frappé l'imagination de ses compatriotes. Si on l'aborde désormais dans la rue, à Rome où il s'est installé depuis trente ans, si les gens lui demandent de ses nouvelles ou s'inquiètent des mésaventures sentimentales de Montalbano, c'est d'abord parce qu'ils reconnaissent en lui un frère. La Sicile pour l'émotion. L'Italie pour le sens commun. L'appartenance régionale d'un côté. La mère patrie de l'autre. Raison et sentiment. Le lot de chaque « Italien », en somme.

FREDERIC VITOUX