Libération, 7.2.2002
Culture L'ITALIE SE DECHIRE
Refusant de cautionner la politique de Berlusconi, des écrivains s'interrogent sur leur présence au salon du Livre de Paris. Certains se sont déjà désistés.

Rome de notre correspondant.
Après Antonio Tabucchi et Andrea Camilleri, l'écrivain sicilien Vincenzo Consolo a décidé de se retirer de la délégation officielle italienne attendue fin mars à Paris, à l'occasion du 22e salon du Livre. «Moi non plus, je ne veux pas représenter ce gouvernement», a-t-il expliqué mardi, en dénonçant Silvio Berlusconi «qui n'a rien à voir avec la culture, ni avec la démocratie. Il n'y a pas de culture sans démocratie, ni de démocratie sans culture».
Il n'est pas exclu que d'autres auteurs rejoignent cette dissidence. «Sur la soixantaine d'écrivains conviés, certains ne viendront pas avec la délégation officielle pour des motifs d'organisation, quelques autres pour des motifs politiques, d'autres enfin viendront avec leurs éditeurs français», a vaguement résumé Gianni Vallardi, vice-président de l'association italienne des éditeurs. Une chose est sûre, la bataille du salon du Livre n'est pas terminée. «Qui sont ces trois scélérats? Comment se permettent-ils de parler au nom de toute la culture italienne? Comment font-ils pour ne pas éprouver un minimum de honte pour l'offense qu'ils portent à la culture italienne?», s'est par exemple indigné mardi le cinéaste et ancien sénateur de Forza Italia, Franco Zeffirelli, qui s'en est pris à Catherine Tasca, coupable à ses yeux 
«d'avoir jeté la première pierre».
Polémique. C'est, il est vrai, la prise de position de la ministre de la Culture qui a mis le feu aux poudres, en exprimant son «souhait de ne pas croiser Silvio Berlusconi à l'inauguration du salon du Livre.» Depuis, la polémique fait rage. Silvio Berlusconi, par ailleurs propriétaire du principal groupe d'édition italien (Mondadori, Einaudi, Electa, Sper, etc.), a laissé entendre qu'il n'irait pas à Paris.
Mais ses collaborateurs n'ont pas déserté le terrain. D'autant que le gouvernement du Cavaliere a reçu le soutien des associations d'éditeurs à la fois français et italiens. «C'est dans un esprit d'amitié et de complicité que nous sommes prêts à recevoir les hautes autorités italiennes», a fait savoir Serge Eyrolles, le président du Syndicat national de l'édition, le 24 janvier; tandis que les responsables de Fayard, ainsi que Christian Bourgois, prenaient immédiatement leurs distances. Evoquant les «multiples conflits d'intérêts» de Berlusconi, ses attaques contre les juges, son emprise sur les médias ou encore «la composante postfasciste» de son gouvernement, ils ont publiquement souhaité ne pas recevoir l'élu et homme d'affaires sur leurs stands au salon du Livre.
Contre-attaque. «La réaction de Catherine Tasca est lamentable. Nous avons beaucoup travaillé pour ce Salon en demandant notamment au scénographe Pier-Luigi Pizzi de réaliser une réplique de la bibliothèque palatine de Parme pour accueillir le pavillon italien», affirme pour sa part Alain Elkann, conseiller au ministère italien des Biens culturels. Quant au quotidien Il Foglio, proche de la majorité berlusconienne, il contre-attaque en soutenant que le refus de Catherine Tasca de serrer la main du Cavaliere pouvait être mû par le souvenir de son père, Angelo Tasca, l'un des fondateurs du Parti communiste italien, qui se rallia ensuite au régime de Vichy par antistalinisme. «Angelo Tasca a commis beaucoup d'erreurs dans sa vie, mais il a fait une excellente fille», a répliqué dans l'Unità Luciano Canfora, l'un des invités italiens du Salon.
La plupart des écrivains attendus à Paris ne cachent pas un certain embarras devant la polémique. Si, dans leur grande majorité, ils ne partagent pas les positions politiques de Berlusconi, au point que Vittorio Sgarbi a qualifié la délégation officielle de «liste gauchiste», ils s'interrogent sur le bien-fondé de la protestation. «Je respecte les initiatives individuelles, mais j'espère que ce ne sera pas au détriment de la littérature, estime par exemple Elisabetta Rasy. La polémique risque de submerger ce lieu de réflexion qu'est le salon du Livre, or c'est là, dans tout ce qui ne fait pas d'audience, que se situe le vrai front de la civilisation.» Très engagé à gauche, Erri De Luca considère pour sa part que «Catherine Tasca a raison: moi non plus je ne serrerai pas la main de Berlusconi». Mais il ajoute: «Je vais à Paris. Tous les endroits sont bons pour critiquer ce gouvernement, même si le Salon est principalement une fête des livres. Ce n'est pas une tribune. La protestation se fait avant tout dans la rue.»
Plus radical, Tiziano Scarpa a déclaré dans une interview: «Bien sûr que j'y vais, je ne vois pas pourquoi je devrais me couper tout seul les couilles. Je n'ai de comptes à rendre à personne. Le courage, je préférerais le voir à l'oeuvre dans d'autres lieux.» Quant à Umberto Eco, annoncé comme l'un des contestataires, il a tenu hier à faire une mise au point en confirmant sa présence à Paris: «Jamais personne ne m'a invité à participer à une quelconque délégation. Moi, quand je vais à l'étranger, je suis invité par les éditeurs locaux et je ne voyage pas aux frais de l'...tat.».
Eric Jozsef