Libération, 21.3.2002
Livres. Spécial Italie
Sicile impératrice. Camilleri, Sciascia, Brancati: panorama d'une littérature insulaire, à l'ombre de Pirandello

Andrea Camilleri
Indulgences à la carte
Traduit par Louis Bonalumi. Le Promeneur, 125 pp., 15 A.

Andrea Camilleri
Pirandello, biographie de l'enfant échangé
Traduit par François Rosso. Flammarion, 317 pp., 21 A.

Leonardo Sciascia
OEuvres complètes III (1984-89) Edition établie par Mario Fusco. Fayard, 1 356 pp., 59,50 A.

Vitaliano Brancati
Les Plaisirs
Traduction et préface d'Alain Sarrabayrouse, Fayard, 240 pp., 18,60 A.

Sur la porte de son appartement romain, Andrea Camilleri a accroché une corne de plastique rouge offerte par son libraire. Une autre (en argent) reste toujours au fond de sa poche. «Je n'y crois pas mais on ne sait jamais», explique, ironique, l'écrivain sicilien profondément sceptique et donc aussi un peu superstitieux, qui espère ainsi conjurer le mauvais oeil et les jalousies suscitées par le tonitruant succès de ses livres. Depuis cinq ans, le commissaire Salvo Montalbano, Sicilien sans illusion sur les hommes et la politique, bien que gardant le coeur à gauche, comme son créateur, est devenu le héros préféré des Italiens. Dans le sillage de ses aventures (1), tous les autres livres d'Andrea Camilleri (chroniques historiques ou romans) caracolent en tête de la liste des best-sellers. Les éditeurs français ont emboîté le pas depuis 1998 et une bonne demi-douzaine de traductions sortent à l'occasion du Salon du livre.
Ce tranquille septuagénaire cinq fois grand-père, qui fut longtemps scénariste pour la RAI (la télévision publique) et metteur en scène de théâtre, a réalisé le rêve de la plupart des auteurs de polars: être reconnu comme un écrivain à part entière. Si le public en Italie et ailleurs plébiscite désormais ses livres, nombre de critiques font la fine bouche. «Avec Montalbano, j'ai occupé un espace vide: l'écriture passe-temps de bon niveau qui existe par exemple en Grande-Bretagne mais pas chez nous», explique-t-il dans un livre d'entretiens (2). L'écrivain sicilien est le premier à reconnaître ses limites, se définissant volontiers comme «un artisan de l'écriture».
Son talent de conteur est aussi incontestable que son humour pour camper les personnages et la petite ville imaginaire de Vigàta. Les aventures du commissaire Montalbano racontent la Sicile d'aujourd'hui sur fond d'intrigues politiques et de mafia. Ses autres romans se déroulent au XIXe siècle dans les années qui ont suivi l'unité italienne. Un filet de fumée (3) narre les désillusions d'un ingénieur piémontais confronté aux intrigues locales autour d'une cargaison de soufre. La Disparition de Judas (4) est un hilarant récit épistolaire autour de la disparition d'un comptable qui jouait le mauvais apôtre lors d'un mystère pascal.
Camilleri, comme son ami Leonardo Sciascia, adore la chronique locale et la petite histoire. Indulgences à la carte est un petit chef-d'oeuvre de variation érudite et drôle autour des «bulles de composition». Vendues encore au XIXe siècle par l'Eglise sicilienne, elles garantissaient l'absolution pour nombre de méfaits et de crimes, dont le vol, selon un barème bien précis. «En même temps qu'un impôt en faveur du clergé prélevé sur le délit, il est une participation au vol et un vol lui-même», s'indignait en 1874 un juriste parlermitain cité par Camilleri. La «componenda» (en sicilien: arrangement, compromis sinon compromission) représente une des dimensions essentielles de la culture d'une île tour à tour dominée par les Arabes, les Normands, les Français, les Espagnols, puis les Piémontais et qui toujours a ressenti l'Etat comme lointain et oppresseur. On compose avec les autorités. On compose avec la mafia. «Les choses s'arrangent, un usage se crée et une forme de justice en dehors des lois officielles», écrit Camilleri.
Le juge Giancarlo Caselli, piémontais qui choisit courageusement de devenir procureur de Palerme après l'assassinat de Giovanni Falcone, magistrat symbole de l'antimafia, reconnaissait lire les ouvrages de Camilleri pour comprendre la mentalité sicilienne. Cet écrivain est en effet un grand passeur. Dans les thèmes mais aussi dans la langue (son «italien sale» comme il l'appelle) où se mêlent italien et dialecte. Ces «sicilianismes» a priori incompréhensibles hors de l'île ont passionné les lecteurs de toute la péninsule qui s'amusent à en découvrir le sens par recoupement. Pour les traducteurs, c'est un véritable casse-tête. Serge Quadruppani, aux éditions Métailié, a choisi la sobriété, conscient de l'impossibilité de restituer en français toute la saveur de cette langue. Chez Fayard, Dominique Vittoz tente un mélange du français et du lyonnais, souvent avec bonheur. En revanche Louis Bonalumi au Promeneur se lance dans un charabia de néologismes gratuits et abscons du genre «l'accateur se tenant genouillouni comme à confesse».
«L'italien est la langue du concept et de la raison, le dialecte celle du sentiment», explique Camilleri, en citant Luigi Pirandello (1867-1936), cousin germain de sa grand-mère et comme lui originaire de Porto Empedocle, non loin d'Agrigente, à l'extrême sud de la Sicile, un littoral plat, limoneux, hébété de chaleur face à la mer d'Afrique. Il a consacré une alerte biographie à ce prix Nobel qui fut l'un des premiers écrivains de l'absurde, toujours célébré pour son théâtre mais moins connu pour ses nouvelles magistrales. La maison natale de Camilleri est à quelques kilomètres à peine de la villa où naquit le dramaturge aujourd'hui monument national, installée au lieu dit Chaos.
«Les noms procèdent des choses mais les choses aussi parfois procèdent des noms», écrira, près d'un siècle plus tard, le grand romancier Leonardo Sciascia, fasciné par ce personnage qui, à ses yeux, représentait une quintessence de la sicilianité. Ses magnifiques essais sur Pirandello sont l'un des morceaux de choix du troisième et dernier volume des oeuvres complètes (1984-1989) de ce romancier tout à la fois engagé et profondément sceptique, passionné de Voltaire et des «Lumières», qui voyait en la Sicile avec ses inaccessibles et mouvantes vérités «une métaphore» du monde. Dans cette veine pessimiste, l'un des écrivains les plus pertinents fut incontestablement Vitaliano Brancati, qui mieux que tout autre sut décrire l'impuissance tragique de l'homme sicilien: «Le plaisir est toujours passé ou futur mais jamais du moment présent, de même que le bonheur est toujours celui d'autrui, jamais une entité qui n'appartient à personne.»

(1) Toutes publiées aux éditions Métailié.
(2) Quelque chose me dit que... Andrea Camilleri avec Marcello Sorgi. Traduit par Alain Sarrabayrouse, Fayard, 160 pp., 15 A.
(3) Traduit par Dominique Vittoz, Fayard, 155 pp., 15 A.
(4) Traduit par Serge Quadruppani, Métailié, 248 pp., 16,50 A.

Marc Semo