Le soir, 17.4.2002
Du polar à la religion, Camilleri, le caméléon

Le phénomène Camilleri, star du polar italien! clame fièrement le petit dossier de presse des éditions Fleuve Noir, accompagnant les dernières aventures du commissaire Montalbano, « L'excursion à Tindari ». Et pour une fois, ce qui pourrait n'être qu'une formule de marketing correspond bel et bien à une réalité.
Venu du théâtre et de la télévision mais poète et écrivain depuis toujours, Andrea Camilleri, né à Porto Empedocle en 1925, n'a vraiment connu le succès littéraire que dans les années 90. En Italie, il est devenu le roi des best sellers avec Montalbano (ainsi nommé en hommage à Manuel Vasquez Montalban, auteur des aventures du détective Pepe Carvalho) mais ses autres ouvrages, réédités, ont tous fini par rencontrer leur public. Depuis quelques années, le monde francophone le découvre à son tour, savourant ces plongées dans la Sicile profonde où il nous invite à le suivre.
A l'occasion du Salon de Paris, c'est une véritable avalanche de Camilleri qui a déferlé dans nos librairies. Pas moins de sept ouvrages sont sortis ces derniers mois chez quatre éditeurs différents. Sept ouvrages allant du polar actuel à ces mystères de la Sicile du XIXe siècle dans lesquels l'auteur, s'inspirant de faits réels, fait merveille. S'y ajoutent deux petits livres plus historiques mais toujours savoureux ainsi qu'un recueil d'entretiens entre Camilleri et le journaliste Marcello Sorgi.
Dans ce dernier, intitulé  «Quelque chose me dit que…», Camilleri évoque son parcours, la «sicilitude», ses débuts d'écrivain, sa manière de travailler, ses personnages… Il livre aussi cinq chapitres intitulés «une certaine idée de...» consacrés à la femme, l'Etat, le langage, la famille et la politique. Avec ce dernier chapitre, c'est une certaine histoire de l'Italie et particulièrement de la Sicile du vingtième siècle que l'on redécouvre. Evoquant sa jeunesse, Camilleri ne cache rien: Si vous voulez savoir comment j'étais, ce que je pensais, je n'hésite pas à vous dire que j'étais fasciste. En outre, mon grand-père et mon oncle étaient fascistes; mon père avait même été squadrista - membre des groupes de combats fascistes - et secrétaire politique du PNF. J'étais né en plein fascisme: que pouvais-je être d'autre? Je ne puis qu'ajouter qu'à cette époque, en Sicile, autant qu'on puisse en juger, le fascisme avait une étrange inclination de gauche, vaguement libertaire, et même anarchique, si je m'en tiens à mon père. Pourtant, le jeune Andrea ne tarde pas à se détacher des uniformes, des parades et du décorum fascistes. Il crée un journal avec des amis, mêlant littérature, recensions culturelles et articles politiques de fond. J'étais sûrement fasciste, mais je me sentais intimement de gauche explique-t-il évoquant sa découverte de l'U.R.S.S. à travers certains articles de l'époque.
En 1943, quand les Américains débarquent en Sicile, le jeune Camilleri a viré sa cuti depuis longtemps. Il est devenu… communiste. Sans le savoir. Suite à un de ses articles, l'évêque, Monseigneur Ruffino, l'avait convoqué: Il fut aimable, m'invita à déjeuner. Il parla de choses et d'autres, puis à un moment donné il alla droit au but: «J'ai lu ce que tu as écrit. Je voudrais savoir qui te met certaines idées en tête». Ce sont des choses que je lis, répondis-je. Son excellence objecta: «Impossible. Ce sont des idées communistes.» Cela me glaça, je vous le jure. Le mot «communisme» était chez mes parents un mot à ne pas prononcer. Les communistes étaient les adversaires de mon père, comment se pouvait-il qu'une personne aussi sage que l'évêque puisse me dire, me faire découvrir, que j'étais devenu communiste.
On en apprend ainsi énormément sur l'Italie et son cheminement politique dans cet ouvrage où deux hommes (tous deux Siciliens) échangent leur point de vue avec grande franchise. Et bien sûr, on en apprend beaucoup aussi sur la manière de travailler de Camilleri, son inspiration et cette langue si particulière qu'il a développée au fil des ouvrages, utilisant l'Italien, le Sicilien mais aussi d'autres dialectes et quelque fois une langue mêlant le tout, inventée par ses soins. Ce qui, au départ, pouvait apparaître comme un handicap - comment le lecteur allait-il accueillir cette utilisation de langages qu'il ne connaît pas? - est devenu la marque de fabrique et l'une des raisons du succès de Camilleri qui explique: Pour moi, le dialecte - il vaudrait mieux dire les dialectes - est l'essence véritable des personnages. (…) Dans le roman historique, un certain travail de recherche est indispensable: si je dois parler d'un paysan sicilien du XVIIIe siècle, j'ai besoin de savoir comment il parlait de son temps. Et, tandis que je cherche à le comprendre, le personnage prend forme: il naît, en quelque sorte, des mots qu'il doit prononcer (…) C'est exactement cela: sa langue est sa pensée.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que la pensée de certains personnages de Camilleri est plutôt emberlificotée. Ainsi, l'inénarrable Catarella, planton de service répondant au téléphone: Allons allo! Allons allo! Le commissariat à l'appareil! Qui c'est qui est en train de tilifoner! Celui-là, même Montalbano ne le comprend pas mais Catarella adore parler et truffer ses phrases d'expressions de respect envers ses supérieurs: Si vosseigneurie le veut, moi cette chose je la porte quand même, mais De Cicco, très sûrement, ce matin, là, il sera pas là. Il me le fit assavoir en pirsonne hier au soir quand il me tilifona.
Face à une telle loghorrée, il est au moins un personnage qui ne peut manquer de s'arracher les cheveux: le traducteur. Serge Quadruppani, auquel on doit les versions françaises de Montalbano, a réussi à recréer en français un discours aussi savoureux, drôle, étrange et rythmé que celui de la version originale. Il n'en va pas toujours de même et, les deux petits livres parus aux éditions du Promeneur, en souffrent. Ils parviennent toutefois à nous captiver par leurs sujets. D'une part le massacre oublié de 114 jeunes hommes siciliens tués dans la nuit du 25 au 26 janvier 1848. D'autre part l'incroyable système des indulgences et surtout des bulles de composition qui assuraient aux chrétiens l'absolution de multiples méfaits contre monnaie sonnante et trébuchante. Une exploration passionnante des rapports entre l'Eglise et la mafia à une époque pas si lointaine.
Pas si lointaine non plus l'époque où l'Ivan Tomorov, navire s'appochant de Vigata, donne espoir à tous les magasiniers et négociants du coin, de voir enfin la chute de Toto Barbabianca. Ce dernier, aussi tordu qu'ingénieux, est devenu l'homme le plus riche de la région, soumettant chacun à sa loi et profitant de tous sans jamais rien rendre en échange. Mais cette fois, la fin est proche. La cargaison de soufre que l'Ivan Tomorov doit charger a déjà été vendue et emportée, Barbabianca spéculant régulièrement sur les délais de livraison des uns et des autres, en plus de couper son soufre avec d'autres ingrédients. Cette fois, ses entrepôts sont vides alors que le navire vient récupérer ce qui lui appartient. Le fils de Toto se lance alors dans une course à travers la région pour racheter le soufre de tous les magasiniers prêts à le lui céder. Mais curieusement, tous se déclarent à sec, eux aussi . C'est une région tout entière qui rit sous cape et se réjouit de la chute tant attendue du gredin. Mais attention, tout peut toujours arriver dans un ouvrage de Camilleri…
La preuve avec «La disparition de Judas» où un employé de banque modèle disparaît après avoir joué le rôle de Judas dans une reconstitution publique de la Passion. Certains y voient la main de Dieu, d'autres celle de la mafia. Deux policiers de services concurrents vont être obligés d'unir leurs efforts pour tenter de le retrouver… là où personne ne l'attendait. Avec ces deux ouvrages appartenant à la veine socio-historique de Camilleri, on plonge dans la Sicile d'hier avec ses magouilles, ses superstitions, ses personnages hauts en couleur, son langage chatoyant et imagé.
On revient au vingtième siècle avec les deux derniers tomes de Montalbano: «La démission de Montalbano» et «L'excursion à Tindari». Le premier, paru en 2001, est constitué d'une série de nouvelles mettant en scène le commissaire et ses habituels comparses. On n'y trouve pas tout à fait le même souffle que dans les romans mais on lit l'ensemble sans déplaisir et surtout, Andrea Camilleri s'y épanche dans la nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage. Montalbano s'y trouve mêlé à une enquête atroce, plus proche des histoires de serial killer à l'américaine, que de son univers habituel. Jusqu'au moment où le héros décroche le téléphone et appelle… l'auteur pour lui faire part de son désaccord. Je ne veux pas être mêlé à cette histoire s'énerve Montalbano. Et Camilleri de lui expliquer: Mon garçon, essaie de me comprendre. Il y en a qui écrivent que moi je suis une espèce de curé, quelqu'un qui raconte des histoires mielleuses et rassurantes; d'autres disent au contraire que le succès que j'ai grâce à toi ne m'a pas fait de bien, que je suis devenu répétitif, que je ne pense qu'aux droits d'auteur… Ils prétendent que je suis un écrivain facile, même si après ils s'inquiètent de comprendre comment j'écris. Je cherche à me mettre au goût du jour, Salvo. Un peu de sang sur le papier ne fait de mal à personne.(…)
Heureusement, Montalbano ne se laissera pas démonter et Camilleri reviendra à de meilleurs sentiments. Ceux que l'on retrouve dans «L'excursion à Tindari», sombre histoire de meurtre où interviennent la mafia, la superstition, le hasard, la fiancée gênoise du commissaire et son adjoint Mimi Augello pour lequel Montalbano organisera un véritable traquenard… qui n'a pas que des désavantages. Un mystère de plus à découvrir dans votre librairie préférée.
«Quelque chose me dit que…: entretiens avec Andrea Camilleri», Marcello Sorgi, éditions Fayard, 159pp, 15 euros
«Un massacre oublié», éditions Le Promeneur, 83 pp, 14 euros
«Indulgences à la carte», éditions Le Promeneur, 126pp, 15 euros.
«La disparition de Judas», éditions Métailié, 252 pp., 16,50 euros.
«Un filet de fumée», éditions Fayard, 155pp, 15 euros
«La démission de Montalbano», Fleuve Noir, 399pp, 15 euros
«L'excursion à Tindari», Fleuve Noir, 221pp, 16,50 euros
Jean-Marie Wynants