Le Monde, 8.2.2002
Andrea Camilleri: "Je viendrai au Salon du livre à mes frais"
Pour l'écrivain sicilien, en Italie, "il est presque impossible de faire quoi que ce soit sans tomber sur une propriété, totale ou partielle, de Berlusconi".

Andrea Camilleri (édité chez Fayard, au Fleuve noir et chez Métailié) est l'écrivain italien le plus populaire. Auteur de romans policiers sur la Sicile d'hier ou d'aujourd'hui, Camilleri a vigoureusement attaqué Silvio Berlusconi. Alors que la polémique après les déclarations de Catherine Tasca, refusant d'inaugurer le Salon du livre avec Silvio Berlusconi, font rage dans l'édition (Le Monde du 31 janvier), Andrea Camilleri explique dans un entretien au Monde qu'il viendra au Salon à ses frais, pour éviter les "rencontres très déplaisantes".
- Vous avez dit que Silvio Berlusconi était le "mal absolu", vous avez publié des fables apocalyptiques sur l'avenir de l'Italie. Quel bilan faites-vous de son action?
- Une série de lois (sur les faux bilans, les commissions rogatoires, les droits de succession, le rapatriement de capitaux) qui intéressent et favorisent un cercle très restreint de personnes. Les autres lois qu'ils ont essayé de faire passer sont en train de faire descendre dans la rue des centaines de milliers de travailleurs, d'employés, d'étudiants, de journalistes, de professeurs. Les magistrats ont publié dans les principaux quotidiens, à leurs frais, une lettre exprimant leur désaccord avec certains actes du gouvernement qui tendent à les délégitimer. Ce malaise n'est-il que le fruit de notre imagination 
apocalyptique? Ou est-il le résultat tangible des premiers mois du gouvernement Berlusconi?
- Silvio Berlusconi est populaire. Il donne l'impression de se nourrir des critiques. Comment construire un discours d'opposition efficace? L'Europe devrait-elle être plus ferme?
- Produire un discours d'opposition efficace serait la tâche des partis d'opposition. A condition qu'ils en aient la capacité. Mais cette capacité semble, pour le moment, manquer. Quant à l'Europe, je n'ai rien à dire. Le renvoi sans préavis du ministre des affaires étrangères, la position italienne à l'égard de l'Airbus, les obstacles dressés contre le mandat d'arrêt international, les déclarations antieuropéennes du ministre Bossi, le blocage de la nomination des magistrats italiens à l'Office antifraude européen, tout cela devrait faire réfléchir les Européens. Je suis convaincu que l'Europe ne tardera pas à connaître le vrai visage de la prétendue politique européenne de ce gouvernement.
- Quelle a été votre réaction après les déclarations de Catherine Tasca. Cela a choqué un certain nombre d'éditeurs italiens. Qu'en pensez-vous?
- J'aurais volontiers évité, par amour de la patrie, d'intervenir dans ces polémiques, mais la lecture de ce qu'a déclaré Berlusconi au Figaro du 30 janvier m'a fait changer d'idée. Mme Tasca a exprimé un état d'âme. Avec sincérité et non pas "diplomatiquement". Mais je voudrais poser une question à mes compatriotes scandalisés: étiez-vous scandalisés quand des expressions encore plus graves ont été prononcées par nos ministres à propos de leurs collègues belges ou français?
- Vous faites partie des écrivains invités au Salon du livre. Allez-vous venir? Dans quel cadre?
- J'avais exprimé de la perplexité à l'idée de participer au Salon parce que j'ai un âge avancé et que je redoute une accumulation d'engagements. Ce n'est pas une excuse. J'essaierai, si ma santé me le permet, de venir durant les derniers jours à mes frais, de manière à ne pas avoir d'obligations de participer à quoi que ce soit et seulement pour la joie de saluer mes éditeurs, mes lecteurs, mes traducteurs. En échappant aussi au risque de rencontres très déplaisantes.
- On a le sentiment que les intellectuels italiens sont plutôt silencieux sur Berlusconi. Vous-même êtes plus discret, alors que vous avez publié des critiques cinglantes sur Berlusconi. Pourquoi?
- A l'heure actuelle, je ne crois pas que les intellectuels soient plutôt silencieux. Je pourrais avancer les noms de Consolo, de Tabucchi, de Sanvitale, et de tant d'autres qui s'engagent presque quotidiennement. J'ai moi-même publié (et je continue à le faire) des articles et des interviews dans MicroMega, L'Unità, L'Espresso. Depuis quelques semaines, en Italie, les écrivains, les intellectuels et tous ceux qui critiquent l'actuel gouvernement italien sont raillés 
et présentés comme de ridicules prophètes d'apocalypse. Il y a quelques années, Umberto Eco a écrit un livre intitulé "Apocalittici e integrati" ("Apocalyptiques et intégrés"). Si nous sommes apocalyptiques, eux sont intégrés (ou meurent d'envie de l'être).
- Etes-vous toujours prêt à publier pour des maisons appartenant à Silvio Berlusconi?
- La maison d'édition Mondadori a une tradition telle que la question du propriétaire n'est pas décisive. Cet éditeur a même publié des hommes politiques d'opposition. Mondadori a, en 1998, édité trois de mes livres, comme l'ont fait Rizzoli et Sellerio, cette dernière restant mon point de référence. Par ailleurs, en Italie, il est presque impossible de faire quoi que ce soit sans tomber sur une propriété, totale ou partielle, de Berlusconi.
- Le commissaire Montalbano, héros de vos polars, va-t-il enquêter sur Berlusconi?
- Le commissaire Montalbano s'occupe de crimes de sang. Et puis le commissaire Montalbano appartient au monde de l'imagination, Berlusconi à la réalité.

Propos recueillis par Alain Salles (traduits de l'italien par Serge Quadruppani)
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L'Incorrigible: une fable inédite de Camilleri

Dieu apparut en rêve au Cavaliere (1). Ce dernier le reconnut aussitôt, car le Seigneur était exactement comme on le représentait, avec sa grande robe et sa grande barbe blanche.
- Je suis venu te trouver, dit Dieu, pour te faire comprendre que ton ambition immodérée, ton insatiable soif de pouvoir sont absolument ridicules. Même si tu devais conquérir l'univers entier, tu resterais toujours un rien. L'univers, mon fils, est fini.
- Qu'entendez-vous par là? demanda le Cavaliere.
- Je vais t'expliquer, répondit Dieu. Imagine que je possède une collection composée de milliers et de milliers de bouteilles de champagne. J'en ai débouché une, et ce que vous appelez le Big Bang n'était rien d'autre que le bruit du bouchon qui sautait, j'ai rempli un verre, et je m'apprête à le boire. Les étoiles que vos astronomes voient naître et mourir ne sont que les bulles qui se forment et qui explosent. Et tu es à l'intérieur de ce verre et ce verre est ton univers. Mais dès que j'aurai bu mon champagne, votre univers disparaîtra. Tu as compris?
- Parfaitement, répondit le Cavaliere. Et combien ça me coûterait d'acheter toute votre collection?

(traduit de l'italien par Serge Quadruppani)
(1) "Le Chevalier": titre honorifique de Berlusconi, souvent utilisé dans la presse italienne pour le désigner.