La petite ville sicilienne de Vigàta, à la fin du XIXe siècle. Jamais fumée de navire sur l'horizon ne fut autant attendue que celle de l'Ivan Tomorov venu charger sa cargaison de soufre chez Toto Barbabianca, le plus riche, le plus crapuleux et le plus haï des négociants de Vigàta. Cette fois, Barbabianca, qui spécule sur les délais de livraison, n'a pas eu le temps de remplir ses entrepôts, et son rival don Ciccio Lo Cascio n'y est pas pour rien. Chargée d'esprit vindicatif pour les uns, de peur pour don Toto et ses fils, cette longue attente devient un féroce moment de vérité. C'est l'occasion pour Lemonnier, l'ingénieur piémontais, de perdre toute illusion sur ses concitoyens d'adoption en découvrant le cynisme du curé Imbornone, les folles manies du prince Gonzaga di Sommatino, la triste misanthropie du magasinier Michele Navarria ou la jouissance du marquis Curto di Baucina devant les malheurs d'autrui. Dans cette chronique malicieuse menée avec un suspens sans faille, Andrea Camilleri donne vie une fois de plus au microcosme fourmillant de ce coin de Sicile dont il emprunte largement les tournures dialectales, rendues ici dans un français enrichi de parler régional.
Dans ce giallo, le commissaire Salvo Montalbano, le héros littéraire de prédilection des Italiens, opère comme à l'habitude avec maestria dans sa petite ville de Vigàta. Toujours épris de justice et de bonne chaire, il déjoue les complexes intrigues que sa terre natale lui concocte à l'envi. Il s'agit, cette fois, des avatars que suscite une problématique cargaison (thème très sicilien depuis Verga et les célèbres Malavoglia!) de soufre. Le navire Ivan Tomorov devait venir la charger chez un négociant à tout le moins peu estimé, Totò Barbabianca, mais voilà... cette fripouille n'a plus rien dans ses entrepôts! Ce qui met en péril ses malhonnêtes bénéfices escomptés. Tout le village se ligue pour éreinter l'horrible Totò; ce qui donne l'occasion belle à l'écrivain de brosser une galerie de portraits sans complaisance où baron, curé, prince, magasinier et autres comparses rivalisent en noirceur absolue. Le tout avec l'accent, puisque Camilleri continue à recourir à une langue faite d'italien, de sicilien et, dans ce cas, de piémontais - ce que la traductrice a tenté de rendre par des emprunts, assez convaincants, au parler lyonnais. C'est un peu comme s'il mettait à l'épreuve cette réflexion de Pirandello: `Le dialecte exprime le sentiment d'une réalité, tandis que la langue italienne en exprime le concept´.
Un roman drôle et divertissant où variétés culturelle et linguistique sont à l'honneur, dans un grand art du suspense.
La Libre Belgique, 26.03.2002
Tout Vigàta l'attend, la fumée qui mettra fin au règne honni de Toto Barbabianca. Elle s'élèvera de la cheminée de l'Ivan-Tomorov, cargo provenant d'Odessa, qui, dans quelques heures, viendra à quai prendre livraison du soufre que Barbabianca entrepose. Ou plutôt aurait dû entreposer. Car il l'a vendu depuis belle lurette, ce soufre qui ne lui appartenait pas. Un fait dont il est coutumier : propriétaire ou non, tout ce qui est en magasin doit être vendu au meilleur cours, et il suffit de se réapprovisionner quand arrive le télégramme annonçant l'arrivée du vapeur. Mais les plus belles mécaniques se grippent un jour, surtout si on les aide, surtout si toute la population de Vigàta y aide. Aujourd'hui, le bateau arrive et pas un gramme de soufre chez les Barbabianca. Alors tous les Vigatais guettent le filet de fumée qui annoncera la chute de l'homme qu'ils haïssent le plus, Toto Barbabianca. Mais les hauts-fonds et bas-fonds de la côte sicilienne sont, eux aussi, traîtres à leur manière. Dans le premier des romans (écrit en 1980, c'est le deuxième livre de Camilleri) qui font vivre ce petit port de Sicile entre l'unification de l'Italie et le début du siècle, Camilleri, maîtrisant de bout en bout un suspense digne des plus grands, dresse avec tendresse et férocité le portrait d'un coin de terre qui lui est cher, et qu'il fait aimer à tous ses lecteurs. Ses fidèles retrouveront son humour à froid, servi une langue personnelle, largement enrichie de sicilien, dont l'équivalent est recherché ici par des pépites linguistiques trouvées dans le franco-provençal lyonnais.
L'Humanité, 21.03.2002
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